Le
conjuré de Tadic-coz
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Ceci se passait au temps où Tadic-coz était
recteur de Bégard. Tadic-coz s’appelait de son vrai nom Monsieur Guillermic.
C’était un curé à la mode d’autrefois. Un brave vieux bonhomme qu’on
rencontrait plus souvent par les chemins et dans les champs qu’au presbytère.
Des montagnes d’Arez à la « mer grande », il
était connu d’un chacun ; il avait une charité d’âme extraordinaire. Et comme
Jésus-Christ, ceux qu’il aimait le plus, c’étaient les petites gens, les
pauvres paysans, les journaliers, les pâtres. Moi qui vous parle, je l’ai
connu. Je l’ai connu longtemps et je ne l’ai connu que vieux. J’ai entendu
raconter qu’il était plus vieux que la terre, qu’il était mort dix fois, et que
dix fois il était ressuscité. Je puis vous faire son portrait. Il avait le dos
voûté, les cheveux longs et blancs. On n’aurait su dire si sa figure était d’un
vieillard ou bien d’un enfant ? Il riait toujours et goguenardait volontiers. Sa
soutane était faite de pièces et de morceaux, comme on dit, mais il y avait
encore plus de trous que de morceaux. Dès le matin, sa messe dite, il partait
en tournée. On le « bonjourait » au passage. Il s’arrêtait, engageait
la conversation par une phrase, toujours la même : - Contes d’in ho stad, va
bugel. Me ho bo stad, ho Tadic-coz ! (Contez-moi votre état mon enfant ? C’est
moi qui suis votre père, votre vieux petit père). C’est pour cela que l’on
avait fini par ne l’appeler plus que Tadic-coz (vieux petit père.) On l’aimait
et on le vénérait. On le craignait aussi. Car ce n’était pas seulement un bon
prêtre, c’était encore un prêtre savant à qui Dieu, disait-on, avait donné
autant de pouvoirs qu’au pape. Les gens qui connaissent quelque peu les choses de
ce monde se croient de grands magiciens. Tadic-coz, lui, possédait à la fois
tous les secrets de la vie et tous les secrets de la mort. On prétend que, de
temps en temps, il passait la tête dans le soupirail de l’enfer, demeurait
penché sur l’abîme et conversait avec les diables. Toujours est-il que, pour
célébrer l’Ofern Drantel, il n’avait pas son pareil. L’on le venait consulter
de tout le pays breton et même du pays gallo. Quand il ne pouvait sauver une
âme, au moins il l’obligeait à se mettre en repos. Jamais il n’y a eu de prêtre
sachant conjurer, comme Tadic-coz.
Je vais, à ce propos, vous raconter une histoire que je
tiens de l’individu même à qui elle arriva…
Il était soldat de Louis-Philippe, en
garnison à Lyon sur Rhône, bien loin d'ici, comme vous voyez. Ayant obtenu un
congé d'un mois, il voulut se montrer en uniforme aux gens de son pays, et prit
la diligence de Bretagne (dans ce temps-là il n'y avait pas encore de chemin de
fer). La voiture le déposa à Belle-Isle-en-Terre. De là à Trézélan, son
village, il avait à faire encore trois bonnes lieues. Mais qu'est-ce que trois
lieues pour un soldat qui rentre au pays?
Il se mit en route d'un pied
leste. Comme il passait au Ménez-Bré, il croisa un vieux prêtre qui avançait
péniblement, la taille courbée en deux, et menait en laisse un chien noir, un
affreux barbet.
- Hé ! Mais !
s'écria le soldat du plus loin qu'il le vit venir. C'est Tadic-coz ! C’est ce
bonTadic-coz ! Bonjour,
Tadic-coz...
- Bonjour, mon
enfant.
- Vous ne me
reconnaissez donc pas, Tadic-coz ?
- C'est que ma vue
baisse, mon enfant.
- Je suis Jobic,
Jobic Ann Dréz, de la ferme de Coatfô en Trézélan. C'est vous qui m'avez
baptisé, Tadic-coz, et qui m'avez fait faire ma première communion.
- Oui, oui, ta
mère est Gaud Ar Vrân. Elle sera bien contente de te revoir... Et, ajouta le
vieux prêtre, après une courte hésitation, tu es sans doute pressé d arriver à
Coatfô ?
- Dame, oui,
Tadic-coz. Je ne serais pas fâché d'être rendu. Mais pourquoi me demandez‑vous
cela ?
- C'est que... Si
tu avais eu le temps... Il y a là ce vilain barbet qu'il faut que je conduise
au recteur de Louargat... Et mes jambes sont si vieilles qu'elles branlent sous
moi...) je ne sais en vérité si j'aurai la force d'aller jusqu'au bout...
Mon ami Jobic
sentit son coeur s'attendrir de pitié. C'était pourtant vrai que le pauvre
Tadic-coz paraissait exténué de fatigue.
- Sapristi ! Il
faut que ce soit pour vous, Tadic-coz ! Donnez-moi la laisse de ce chien. Je le
conduirai au recteur de Louargat. Je tourne le dos à Trézélan, mais n'importe !
On ne refuse pas un service à Tadic-coz. Retournez en paix à votre presbytère.
Peut-être rencontrerez-vous quelqu'un des miens sur la route ; annoncez que je
ne rentrerai pas avant la tombée de la nuit.
- Ma bénédiction
sur toi, mon enfant !
Et Tadic-coz de remettre à Jobic
Ann Dréz la laisse du chien noir. La hideuse bête voulut grogner d'abord mais Tadic-coz
lui imposa silence en marmottant quelques paroles latines et elle ne fit plus
difficulté de suivre son nouveau conducteur. Une demi-heure après, Jobic
frappait à la porte du recteur de Louargat.
- Sauf votre
respect, Monsieur le recteur, voici un chien que Tadic-coz m'a prié de vous
ramener.
Le recteur regarda
Jobic Ann Dréz d'un air tout drôle.
- C'est
volontairement que tu t'es chargé de cette commission ? Sans doute, histoire de
faire plaisir à Tadic-coz. Eh bien, mon garçon, tu n'es pas au bout de tes
peines !...
- Qu'entendez-vous
par là ?
- Tu verras ça. En
attendant, vide-moi ce verre de vin. Il te faut des jambes pour retourner
jusqu'à Belle-Isle.
- Comment !
Jusqu’à Belle-Isle ? s'écria jobic Ann Dréz. Vous moquez-vous de moi ? Voilà votre barbet, gardez-le ! Faites-en ce
qu'il vous plaira ! Moi, je m'en vais à Trézélan ; sans Tadic-coz, j'y serais
déjà. Bonjour et bonsoir, Monsieur le recteur !
- Ta, ta, ta ! Mon
garçon. Des barbets du genre de celui-ci, quand on en a pris la charge, on ne
les plante pas ainsi au premier tournant de route. Si par malheur tu lâchais ce
chien, c'en serait fait de toi. Ton âme serait condamnée à prendre la place de
l'âme mauvaise qui est en lui. Vois si cela te convient.
- Ce chien n'est
donc pas un chien ? murmura Jobic subitement radouci et même un peu pâle.
- Hé non ! C’est
quelque revenant malfaisant que Tadic-coz aura conjuré. Regarde comme ses yeux
étincellent.
Pour la première fois, Jobic
examina le chien d'un peu près ; il remarqua qu'en effet il avait des yeux
extraordinaires, des yeux de diable.
- N'empêche,
murmura-t-il, c'est un vilain tour que Tadic-coz m'a joué là.
- Ce que tu as de
mieux à faire, désormais, c'est d'en prendre ton parti, dit le recteur de
Louargat.
- Ainsi, je dois
maintenant me rendre à BelleIsle.
- Oui, tu iras
trouver mon confrère et tu diras que c'est moi qui t'envoie.
- Allons ! soupira
Jobic. Puisqu'il faut, il faut...
Et le voilà en route pour
Belle-Isle, faisant à rebours le chemin qu'il avait parcouru quelques heures
plus tôt. Il chantait gaiement tandis qu'à présent il se sentait plus triste
que le bon Dieu de Pleumeur. Le recteur de Belle-Isle le reçut avec une grande
affabilité.
- Mon garçon, lui
dit-il, la nuit arrive. Tu vas coucher ici ce soir. Demain matin, tu
continueras ton voyage.
- En vérité,
s'exclama Jobic Ann Dréz, ce n'est donc pas pour vous non plus, le chien ?
- Non, mon ami.
Jobic eut grande envie de se
fâcher tout rouge, cette fois, mais son regard ayant rencontré celui de la bête
maudite, il se laissa tomber sur une chaise et fondit en larmes.
- Quand on pense,
sanglota-t-il, que j'aurais pu être à table maintenant, chez mes vieux, dans la
cuisine de Coatfô.
- Console-toi, lui
dit le recteur, je n'ai pas l'intention de te laisser mourir de faim. Donne-moi
la corde de l'animal que j'enferme celui-ci dans la cave. Toi, va souper et
tâche de bien dormir.
N'ayant pas mangé de la journée,
Jobic fit honneur au repas, malgré son chagrin, et quand il fut au lit il
dormit d'un sommeil de plomb. Le lendemain matin, ce fut le recteur en personne
qui le vint réveiller.
- Debout, camarade
! Le soleil est déjà levé ! Le barbet se démène et hurle ! Allons, en route !
Tâche d'arriver pour déjeuner au presbytère de Gurnhuël. Tu diras au recteur
que tu viens de ma part.
Et Jobic Ann Dréz de déguerpir.
Que voulez-vous ? Il fallait bien qu'il subît ce qu'il ne pouvait empêcher.
Nous ne le suivrons pas de presbytère en presbytère. Le recteur de Gurnhuël
l'adressa au recteur de Callac. Le recteur de Callac au recteur de
Maël-Carhaix. Le recteur de Maël-Carhaix à celui de Trébrivan... et ainsi de
suite. En deux jours, il visita une douzaine de « maisons de curés », bien
accueilli d'ailleurs dans chacune ; partout il trouvait bon vin, bon repas et
bon gîte. Cela l'ennuyait tout de même, d'abord parce qu'il se demandait avec
terreur s'il y aurait jamais un terme à ce singulier voyage ; ensuite, parce
que c'était vexant d'être un objet de curiosité pour les gens que son passage
attirait sur le seuil des portes et qui paraissaient fort intrigués de ce que
pouvait bien être ce soldat traînant ce chien. Le troisième jour, vers midi, il
entrait chez le recteur de Commana, tout là-haut, dans les monts d'Arez.
- Sauf votre
respect, Monsieur le recteur, voici un chien...
C'était la treizième ou
quinzième fois qu'il prononçait cette phrase. Il en était arrivé à la débiter
du ton piteux dont un mendiant implore l'aumône. Le recteur de Commana
l'interrompit.
- Je sais, je
sais. Fais-toi servir un verre de cidre à la cuisine. Il faudra que tu sois en
état, ce tantôt, de me donner un bon coup de main, car la bête n'a pas l'air
commode.
- Si c'est pour me
débarrasser d'elle, enfin, s'écria Jobic, n'ayez pas peur, je vous vaudrai un
homme !
- Tiens-toi prêt
dès que je te ferai signe. Mais il faut attendre le coucher du soleil...
- A la bonne
heure, pensa Jobic Ann Dréz, voilà un langage que je comprends.
Il n'y comprenait pas
grand-chose, à vrai dire, sinon que le plus dur restait à faire, mais aussi
que, cela fait, il serait libre. Au coucher du soleil, il s'entendit héler par
le recteur. Celui-ci avait revêtu son surplis et passé son étole.
- Allons ! dit-il.
Surtout, prends garde que l'animal ne t'échappe. Nous serions perdus l'un et
l’autre !
- Soyez tranquille
! répondit Jobic Ann Dréz en assujettissant la corde à son poignet, solidement.
Les voilà partis tous les trois
; le recteur marchait devant puis venait Jobic et, derrière lui, le chien. Ils
allaient à une grande montagne sombre, bien plus haute et plus sauvage que le
Ménez-Bré. Tout à l'entour, la terre était noire. Il n'y avait là ni herbe, ni
lande, ni bruyère. Arrivé au pied de la montagne, le recteur s'arrêta un instant
- Nous entrons
dans le Ieun Elez (le marais des
roseaux), dit-il à Jobic. Quoi que tu entendes, ne détourne pas la tête. Il y
va de ta vie en ce monde et de ton salut dans l'autre. Tu tiens bien 1’animal,
au moins ?
- Oui, oui,
Monsieur le recteur.
Le lieu où ils cheminaient
maintenant était triste, triste! C'était la désolation de la désolation. Une
bouillie de terre noire détrempée dans de l’eau noire.
- Ceci doit être
le vestibule de l'enfer, se disait Jobic Ann Dréz.
On ne fut pas plus tôt dans ces
fondrières que le chien se mit à humer lamentablement et à se débattre avec
frénésie. Mais Jobic tenait bon…Plus on avançait, plus la maudite bête faisait
de bonds, et poussait de iou !.., iou !... Elle tirait tellement sur la corde
que Jobic en avait les poings tout ensanglantés. N'importe ! il tenait
bon ! Cependant, on avait atteint le milieu du Ieun Elez.
- Attention !
murmura le recteur à l'oreille de Jobic.
Il marcha au chien et, comme
celui-ci se dressait pour le mordre, houp! avec une dextérité merveilleuse il
lui passa son étole au cou. La bête eut un cri de douleur atroce, épouvantable.
- Vite ! à plat
ventre et la face contre terre commanda le recteur à Jobic en prêchant
d'exemple.
A peine Jobic Ann Dréz s'était-il
prosterné, qu'il entendit le bruit d'un corps qui tombe à l'eau. Et aussitôt ce
furent des sifflements, des détonations, tout un vacarme enfin ! On eût
juré que le marais était en feu… Cela dura une demi-heure. Puis tout rentra
dans le calme. Le recteur de Commana dit alors à Jobic Ann Dréz :
- Retourne
maintenant sur tes pas. Mais ne manque point de t'arrêter dans chacun des
presbytères où tu es entré en venant. A chaque recteur tu diras « Votre
commission est faite.»
Cette fois, Jobic ne se fit pas
prier pour se remettre en chemin. Tout le long de la route, il chanta, heureux
de n'avoir plus de chien à traîner, heureux aussi d'aller vers Trézélan. Il
chemina de bourgade en bourgade, de presbytère en presbytère, tant et si bien
qu'il arriva enfin chez le recteur de Louargat.
- Ah ! te voilà,
mon garçon ! dit le recteur. Eh bien ! va trouver Tadic-coz. Il est impatient
de te revoir.
Tadic-coz ! A ce nom, Jobic Ann
Dréz sentit sa colère lui revenir. Certainement, il irait le trouver, ce
Tadic-coz, et, par la même occasion, il lui apprendrait !!... Ce fut, au
contraire, Tadic-coz qui lui apprit une chose qui l'étonna fort.
Ce conjuré que Jobic Ann Dréz
avait conduit au Ieun Elez, devinez
qui c'était ? Son propre grand-père. Depuis sa mort, arrivée quelques mois
auparavant, le vieux ne cessait de faire des siennes, à Coatfô et dans la
région. Pour venir à bout de lui, il avait fallu recourir à la science de
Tadic-coz. En sorte que Jobic AnnDrez, après avoir été mystifié par le vieux
prêtre, se trouvait encore son obligé…
Anatole Le
Braz, extrait de « Légendes de la Mort ».